Peut-être vous arrive-t-il parfois à vous aussi d’« avoir mal à votre temps ». Ou de rencontrer des patients qui ont tellement mal au leur qu’ils en deviennent intempestifs, sinon impatients. Deux livres très différents m’ont amené à réfléchir au temps.
Dans Le nouvel art du temps, Jean-Louis Servan-Schreiber converse avec nous de la saveur des jours et de la vie. Avoir la maîtrise du temps qui nous est imparti est un enjeu personnel vital, nous dit l’essayiste. On s’en rend compte en remplaçant le mot « temps » par « vie » dans des expressions courantes comme « ça prend du temps » qui devient ainsi « ça prend de la vie ». On en fait aussi l’expérience avec des expressions comme « bien utiliser mon temps », « je manque de temps », « je perds mon temps », « je maîtrise mon temps », etc.
Pour prendre conscience de l’importance d’établir des priorités, Servan-Schreiber raconte la parabole des cailloux. Il s’agit d’un professeur qui prend un seau et le remplit de gros cailloux qu’il pose un par un. « Le seau est-il plein ? » demande-t-il à ses étudiants. « Oui », répondent-ils. « Vraiment ? » Le prof prend un récipient plein de sable et le verse dans le seau. « Est-ce plein ? » « Peut-être pas », répondent les étudiants devenus prudents. Le professeur vide alors de l’eau jusqu’à ce que le liquide affleure. « Quel est l’objet de cette démonstration ? » Un étudiant répond : « C’est pour montrer qu’on peut trouver de l’espace même dans un emploi du temps que l’on croit rempli. » « Non, réplique le prof, c’est que si vous ne placez pas vos gros cailloux en premier, vous n’arriverez jamais, ensuite, à les faire entrer ! »
Quels sont les « gros cailloux » de la vie de chacun d’entre nous ? Ceux que nous aimons ? Nos patients ? Le ski et le vélo ? Voyager ? Quels qu’ils soient, il s’agit de leur donner une place prioritaire dans notre temps, et ce, après nous être assurés qu’il s’agit bien de choix ou de projets que nous avons vraiment voulus. Pour s’en assurer, on peut faire le « test des six derniers mois ». Quels seraient les objectifs prioritaires pendant cet ultime semestre de vie en bonne santé ? À quoi dirais-je non ? La sagesse arabe qui dit que « lorsque tu es pressé, fais un détour » ne se révélerait-elle pas plus vraie que jamais ?
Le temps du travail est d’autant plus positif qu’il trouve sa juste place avec les autres temps : le temps de la famille, de l’amour, des autres (solidarité), des loisirs, de la sensualité, de la consommation, des voyages, du repos, du corps, de la lecture, de la régression, d’apprendre, de la création, de la spiritualité, de la solitude.
Dans Dolce agonia, de Nancy Huston, 13 personnages incarnent les temps de la condition humaine. Les parcours de leurs vies se dessinent à travers leurs conversations et leurs pensées pendant une soirée de Thanksgiving… sans oublier les précisions et les commentaires de Celui en l’honneur de Qui cette fête fut inventée. Le lecteur, lui, c’est à la romancière qu’il voudrait rendre grâce, entre autres pour l’indicible expérience de vivre un moment, de ces moments qui restent.
Art du temps, art de vivre. Ne devrions-nous pas rendre grâce pour le fait que les médecins québécois pratiquent leur art quelques heures par semaine de moins que leurs confrères ontariens ? Quitte à ajuster en conséquence le nombre d’admissions dans les facultés de médecine et le rôle des différents professionnels de la santé ?